Appelé à dépasser les frontières

Église protestante Unie d’Argenteuil, Asnières, Bois-Colombes et Colombes

Culte artistique 14 mai 2023 – Pasteur Samuel Amédro

Lecture Biblique : Genèse 12,1-10

1Le Seigneur dit à Abram : « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père et va dans le pays que je te montrerai. 2Je ferai naître de toi un grand peuple ; je te bénirai et je rendrai ton nom célèbre. Tu seras une bénédiction pour les autres. 3Je bénirai ceux qui te béniront, mais je maudirai ceux qui te maudiront. À travers toi, toutes les familles de la terre seront bénies. »

4Abram, qui était âgé de soixante-quinze ans, sortit de Charan comme le lui avait dit le Seigneur et Loth partit avec lui. 5Abram prit donc avec lui sa femme Saraï et son neveu Loth ; ils emportaient toutes leurs richesses et ceux qui travaillaient avec lui à Charan. Ils se dirigèrent vers le pays de Canaan.

Abram et Saraï au pays de Canaan, puis en Égypte

Lorsqu’ils arrivèrent au pays de Canaan, 6ils le traversèrent jusqu’au chêne de Moré, à Sichem. – À cette époque, les Cananéens habitaient la région. –

7Le Seigneur apparut à Abram et lui dit : « Je donnerai ce pays à ta descendance. » Abram construisit un autel pour le Seigneur à l’endroit où il lui était3 apparu. 8De là, il passa dans la région montagneuse, à l’est de Béthel ; il installa son camp entre la ville de Béthel, à l’ouest, et celle d’Aï, à l’est. Il y construisit un autre autel et il pria le Seigneur en l’appelant par son nom. 9Puis de campement en campement, Abram prit la direction du Néguev.

10Il y eut une famine dans le pays ; elle devint si grave qu’Abram descendit en Égypte, afin d’y séjourner.

Prédication

Abram le saint patron des migrants ! Je me sens touché, concerné, partie prenante de ce récit de frontières traversées… 6 ans au Maroc… la porte du rêve versus le fond de l’entonnoir, la frontière infranchissable, frontex, les camps de migrants, les grilles hautes de 7m avec des lames de rasoir en haut et des chiens en bas… 6 ans au cœur d’une histoire de frontières fermées pour les uns, passoire pour les autres : le fruit amer de la mondialisation qui laisse passer les capitaux, les cerveaux, les matières premières et qui bloquent les personnes indésirables…

Brève histoire de l’EEAM : protectorat, les étudiants, les migrants…

Suivre le récit pas à pas, glaner en cours de route quelques ressources pour notre chemin dans ce territoire piégé des frontières à franchir pour devenir soi… puisqu’il s’agit bien de cela : va vers toi, va pour toi dit le texte original en hébreu ? c’est le trajet des étudiants subsahariens venus là pour apprendre à être eux-mêmes (déracinés, confrontés à la pauvreté, à la violence d’un racisme anti-noirs), c’est aussi le trajets des migrants qui s’aventurent en Europe leur rêve en poche…

  • Au commencement une parole de Dieu : Le Seigneur dit à Abram… C’est lui qui a l’initiative, au commencement, au départ au sens propre du terme de celui qui met en route. Ce n’est pas rien de se dire qu’au commencement il y a quelque chose du désir de Dieu qui prend l’initiative de mon existence… La question qui se pose est celle de la réception de cette parole initiatrice (j’entends ? je mets de côté ? je suis disponible ?)
  • Mais il faut le dire tout de suite, la mise en route commence toujours par un arrachement, un départ, une perte, un abandon : Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père… Quitte tout ce que tu connais, tout ce que tu crois connaître, tout ce qui est familier, habituel, culturel. Tout sauf une évidence ! Mais notre Dieu est le dieu des possibles, de l’avenir, de ce qui n’existe pas encore, de ce qui est devant nous et non derrière. Souvenez-vous d’Exode 3 : je serai qui je serai. Notre Dieu n’est pas dans ce que nous connaissons déjà : la maison de nos pères, nos pierres, nos institutions, nos confessions de foi, nos affirmations dogmatiques… Il nous précède en Galilée.  Il est ce qui est en train d’être et d’advenir… Les migrants ont la passion du possible, du rêve impossible, de l’inaccessible étoile (qui sommes-nous pour voler les rêves de ces gens ??)
  • Une direction, certes… mais aussi et surtout une incertitude : va dans le pays que je te montrerai. Il y a bien un rdv qui nous est donné … mais c’est un rdv en terre inconnue ! Nous ne savons pas où nous allons et cela nous met dans un certain inconfort, une inquiétude, une intranquillité (Marion M-C) Le moteur est sans doute là, dans le fait de ne pas savoir… ce n’est pas un voyage organisé et tout peut changer à la dernière minute. On avait prévu cela et c’est autre chose qui se passe. C’est un véritable apprentissage spirituel que de lâcher-prise sur le résultat, apprendre à faire confiance, à ne pas savoir où l’on va ! Vous voyez la foi immense qu’il faut pour oser ? Vous mesurer la puissance de foi et la confiance infinie de ceux qui prennent la route sans savoir s’ils réussiront à trouver un passage à la frontière ?
  • Une promesse : Je ferai naître de toi un grand peuple ; je te bénirai et je rendrai ton nom célèbre. J’y ai mon intérêt, je vais y gagner quelque chose. La vie sera meilleure après. Je ne vais ni au martyre, ni vers ma perte, ni vers la décroissance… La promesse d’une vie meilleure et même d’une certaine gloire personnelle… Les migrants sont considérés comme des héros par leur famille et entre eux ils s’appellent des aventuriers (pas de retour possible ! la réussite est nécessaire) La promesse parle ici de créativité, de naissance, de vie, d’avenir, de croissance, d’une vie meilleure… issue de mon travail, de mes efforts : Je ferai naître de toi, issu de moi = ce n’est pas de la magie, du miracle, c’est le fruit de mon travail, de mes efforts, de mes risques pris… On connaît Anna Harendt, philosophe juive qui a beaucoup réfléchi sur la condition de l’homme moderne et qui remarque avec finesse qu’il y a deux choses qui peuvent nous pourrir l’existence : le passé qui ne passe pas et l’incertitude de l’avenir que l’on ne connaît pas. Seuls 2 actes de paroles peuvent nous libérer du passé qui ne peut être changé et de l’incertitude que l’on ne peut dompter : le pardon qui délie le passé et la promesse qui permet un avenir. « Je te promets » : tu as un avenir possible, une terre à habiter, un lieu pour reposer ta tête. Je te promets.
  • Une protection : Je bénirai ceux qui te béniront, mais je maudirai ceux qui te maudiront. Bon soyons francs, on ne va pas au club med ! et tous le savent, oui il y a les bénédictions données par la famille, mais aussi il y a les malédictions, les paroles dures, méchantes, racistes, les refus et les humiliations, les viols (toutes les femmes sont violées) et la prostitution, la drogue et les trafics humains… Apprendre à être soi comporte la nécessité de traverser l’adversité, l’opposition, les refus et les reculs (souvent ils se font spolier par les passeurs et restent bloqués dans le pays pour reconstituer le pécule par des petits boulots à la limite de l’esclavage). Mais il y a la certitude d’une protection, que Dieu est là avec nous et qu’il ouvrira la mer. Je n’y vais pas seul et je ne vais pas au casse-pipe. Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? (Rm 8,31) Sur ce chemin, les Églises au Maroc prennent leur part dans cette promesse de protection (3 fois le budget de l’Église pour l’Entraide ! aide médicale d’urgence, tentes, couvertures et nourriture dans les camps, accompagnement spirituel, espace de liberté, bourses pour étudiants, formations professionnelles pour offrir un petit diplôme, aide au retour)
  • Une vision : élargir son regard vers l’horizon pour voir plus loin quand tout est bouché, désespérant et violent : Tu seras une bénédiction pour les autres. (…) À travers toi, toutes les familles de la terre seront bénies.  Ce n’est pas rien de savoir que les autres ont besoin de moi et que j’ai ma part dans le plan de Dieu qui concerne toutes les familles de la terre, les humains par-delà les races, les animaux, le vivant… Être une bénédiction pour les autres : ma vie vaut d’être vécue, elle a de l’importance, de la valeur, de l’intérêt. Dieu a besoin de moi et je le sais ! Il ne m’aime pas seulement gratuitement parce qu’il est gentil, non, j’ai une fonction, une mission, une vocation. Je sers à quelque chose de plus grand que moi.
  • Alors bien sûr parfois le réel nous rattrape et avec lui nos limites et nos fragilités ! Abram était âgé de soixante-quinze ans quand il sortit de Charan comme le lui avait dit le Seigneur… 75 ans, ce n’est pas rien ! il y en a pas mal qui font valoir leur droit à la retraite bien avant ça et n’accepteront pas de travailler si vieux, même pour Dieu ! Place aux jeunes en quelque sorte… j’ai assez donné, j’en ai marre ! Alors à partir de quel âge mettre le départ à la retraite ? Où fixer la limite, la frontière ? Trop vieux, trop pauvre, trop petits, trop insignifiants… Les plus grandes frontières ne sont-elles pas en nous, dans nos esprits, et dans notre tête, celles que nous nous donnons et qui nous enferment à l’insu de notre plein gré ? Au lieu de dire à Dieu l’importance de nos limites et de nos frontières, de nos problèmes et de nos inquiétudes, ne serait-il pas temps de dire à nos frontières, limites, problèmes et inquiétudes toute l’importance de notre Dieu ?
  • Allez dit Dieu à Abram, n’aies pas peur, je ne suis pas le gourou d’une secte qui va te demander un sacrifice insurmontable… aucune rupture familiale ou de grande pauvreté ne te sera demandé cher Abram. Tu n’es pas seul sur ta route ; tu peux partir avec tous les tiens, neveu, femme, biens et richesses : Abram prit donc avec lui sa femme Saraï et son neveu Loth ; ils emportaient toutes leurs richesses et ceux qui travaillaient avec lui à Charan. Apprendre à être soi ne se fera pas sans les nôtres, ceux qui comptent pour nous et ceux qui vivent avec nous, qui nous habitent. Dieu lui-même sera avec toi sur le trajet, voici ce qu’apprend Abram : Le Seigneur apparut à Abram. Ce n’est pas rien de voir Dieu lui-même cheminer avec nous.
  • Une parole qui met en route et permet l’arrachement à ce que l’on connaît, un rdv en terre inconnue qui nous fait découvrir la confiance, une promesse qui ouvre l’avenir et nous assure une protection face aux obstacles de la route, une vision qui élargit l’horizon aux dimensions du monde et qui nous permet de dépasser nos limites et de franchir nos frontières intérieures… Le cheminement vers la réalisation de soi est un chemin spirituel. De bout en bout. Malheur à celui qui n’en prend pas conscience : il s’ampute lui-même de l’essentiel et il rate sa cible. Lorsqu’ils arrivèrent au pays de Canaan, (…) Le Seigneur apparut à Abram et lui dit : « Je donnerai ce pays à ta descendance. » Abram construisit un autel pour le Seigneur à l’endroit où il lui était apparu. (…) Il installa son camp entre la ville de Béthel, à l’ouest, et celle d’Aï, à l’est. Il y construisit un autre autel et il pria le Seigneur en l’appelant par son nom. Abram a donc construit 2 autels pour rendre grâce… Vous connaissez tous l’histoire juive du naufragé qui construit 2 synagogues sur son île déserte et à qui les sauveteurs demandent pourquoi : « l’autre c’est celle où je ne vais pas » ! Ici est la place de l’institution, de la diversité des lieux de cultes et de manière de rendre grâce : lieu sacré de la mémoire d’une apparition (tradition catholique), l’autre lieu d’une invocation par le nom (tradition protestante) … les conflits peuvent commencer ! Je ne vous raconte pas le bouillonnement incessant de l’EEAM (1 Église officielle pour toutes les familles protestantes de la terre ! quel bazar ! Création d’un Institut de Théologie commun avec l’Église Catholique : comme quoi il est possible de traverser bien des frontières que l’on croit infranchissables !

Formidable cheminement d’Abram en forme d’appel à traverser les frontières. Il y a une conception des frontières qui peut ressembler à quelque chose comme une barrière censée mettre à l’abri, protéger des agressions extérieures. Dedans il fait chaud et dehors il fait froid. La communauté protège et l’étranger est un danger. La frontière peut aussi être considérée comme d’un lieu de passage un lieu de fraternisation, un lieu d’échanges et de commerce, un lieu de rencontre. Sans la frontière je n’existe pas, je n’ai pas d’identité propre : la frontière me donne une forme et une limite. Mais elle est également le lieu où je suis en contact avec l’extérieur, l’étranger, l’autre que moi… La mondialisation ressemble bien à une abolition pure et simple des frontières. S’ouvre alors une peur océanique devant l’immensité et l’infini… Je risque de ne plus exister du tout, ou en tous cas, de devenir une quantité négligeable… Et dans le même temps, je me dis que je ne peux pas vivre sans contact extérieur, que l’endogamie est toujours mortifère. J’ai besoin des autres pour me construire. Être soi c’est toujours aussi le recevoir de l’extérieur. Cela à la force de l’évidence mais, comme le dit Olivier Abel : « Nous ne rencontrions jamais d’étrangers si nos sociétés pouvaient vivre seules, à jamais isolées, sans échange. »[1] Il est clair que cela nous est impossible. Nous sommes toutes et tous appelés à traverser les frontières à la découverte de qui nous sommes.

Amen.


[1] Olivier Abel, opus cité, p. 159.