Y voir plus clair avec Bartimée

24 octobre 2021 – Pasteur Andreas Seyboldt

Marc 10, 46 – 52

46 Ils arrivent à Jéricho. Alors que Jésus sortait de cette ville avec ses disciples et une foule de gens, un aveugle appelé Bartimée, le fils de Timée, était assis au bord du chemin et mendiait.

47 Quand il entendit que c’était Jésus de Nazareth, il se mit à crier : « Jésus, Fils de David, prends pitié de moi ! »

48 Beaucoup lui faisaient des reproches pour le faire taire, mais il criait de plus belle : « Fils de David, prends pitié de moi ! »

49 Jésus s’arrêta et dit : « Appelez-le. »

Ils appellent donc l’aveugle et lui disent : « Courage, lève-toi, il t’appelle ! »

50 Alors il jeta son manteau, se leva d’un bond et vint vers Jésus.

51 Jésus lui demanda : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? »

L’aveugle lui répondit : « Rabbouni », ce qui signifie “maître”, fais que je voie de nouveau ! »

52 Et Jésus lui dit : « Va, ta foi t’a sauvé. »

Aussitôt, il retrouva la vue, et il suivait Jésus sur le chemin.

Voilà une petite histoire de rien du tout, une histoire de miracle. Rien que de très banal pour Jésus :

Un aveugle au bord du chemin, qui devient un voyant sur le chemin. Jésus est passé par là. Classique, pour le lecteur de la Bible. Jésus passe, la maladie s’efface. Pourtant, ce n’est pas si simple…

Si l’on reprend le fil de l’évangile de Marc, de nombreux signaux s’allument pour prévenir le lecteur : attention, cette petite histoire bien simple ne doit pas être prise à la légère !

D’abord, il s’agit du dernier récit de guérison dans l’évangile de Marc. Il se poursuit avec l’entrée de Jésus à Jérusalem, où là aussi, des gens vont crier au passage de Jésus, des gens vont aussi enlever leur vêtement.

Est-ce alors le même chemin ? Pas sûr.

Ensuite, cet aveugle est la seule personne guérie par Jésus dont nous connaissions le nom. Étrange, non ? Nous y reviendrons.

Enfin, Jésus dit « Que veux-tu que je fasse pour toi ? »

L’homme riche, puis Jacques et Jean ont demandé des choses à Jésus, dans ce même chapitre 10, et ils ont été rabroués. L’homme riche est parti tout triste, les deux frères aussi, sans doute.

Personne ne comprend comment obtenir la foi, alors qu’à l’aveugle, Jésus dit tout de suite « Ta foi t’a sauvé ».

L’aveugle Bartimée a « tout juste », quand les autres ont « tout faux ». Serait-ce lui, le vrai disciple ? Faut-il être comme lui aveugle pour « gagner » son Salut ?

Pour y voir un peu plus clair, je vous invite relire le récit en quatre étapes :

  1. Le nom de Bartimée,
  2. La résurrection de Bartimée,
  3. La foule,
  4. Sur le chemin

1. Le nom de Bartimée

Regardons de plus près cet homme aveugle, si j’ose dire. « Un mendiant aveugle, Bartimée, fils de Timée, était assis au bord du chemin. » Son nom prête à sourire, et même à rire. Bartimée signifie déjà « fils de Timée ». Il est curieux que Marc prenne la peine d’écrire « un aveugle appelé Bartimée, le fils de Timée » (Marc 10,46). Pourquoi cette répétition ? Est-ce une maladresse de style, ou intentionnel ? …

Si l’évangéliste Marc prend le temps de dire 2 fois quelque chose, c’est qu’il s’agit pour lui d’une chose importante.

Timée veut dire « Honoré » en grec.

Le père, ou le grand-père de Bartimée a dû être particulièrement valeureux, honoré, estimé, pour porter ce nom. Mais voilà que son descendant n’est plus estimé du tout.

Il est mis sur le bord du chemin, expulsé, mis au ban de la société.

Comment quelqu’un peut-il tomber si bas, tout en étant issu d’une « bonne famille » ?

Comment le fils d’Honoré peut-il vivre dans le fossé ?

Je me pose la question quand je vois tous ces gens qui sont dans la rue, jeunes ou moins jeunes, pour faire la manche. J’essaie d’imaginer ce qui dans leur vie a provoqué la rupture : Solidarité défaillante dans un passage difficile de la vie ? Manque d’affection, d’attention ? Peut-être aussi, dans les familles « honorables », difficultés considérables à se faire sa propre place au soleil. Quand les parents, les grands-parents, ou un frère, une sœur (parfois décédé·e) occupent toute la place, comment puis-je me construire ? …

Le Fils d’Honoré n’a pas de nom pour lui. Il n’existe que par rapport à son père. C’est-à-dire qu’il ne peut pas exister. Les histoires familiales peuvent être terribles.

Elles ressemblent bien souvent à un rouleau compresseur auquel peu d’humains résistent. Familles pathologiques, familles étouffantes, familles écrasantes, les familles ne sont pas nécessairement le lieu de l’épanouissement que l’on souhaiterait.

Parfois, des habitudes se sont mises en place dont personne n’est heureux, mais que personne ne prend l’initiative de changer. Parfois aussi la toxicité de la famille est telle que les membres en sont broyés. L’actualité vient régulièrement nous le démontrer avec cruauté. Ce jour-là, à la sortie de Jéricho, le fils d’Honoré en a assez d’être le portemanteau de l’identité paternelle. Il prend la parole et pas seulement : il crie, il hurle, il s’égosille. Il en est tout rouge, d’ailleurs, à force de crier. Celui qui n’a pas d’yeux, est tout entier bouche, tout entier oreille. « Fils de David, aie pitié de moi ».

Comment sait-il que Jésus est le Messie promis ? Nous ne le savons pas.

Il a peut-être simplement entendu parler d’un homme qui guérissait toute infirmité et toute maladie. Et il a placé en lui son espérance.

Lui qui aurait raison de revendiquer « l’honneur », comme fils d’Honoré, reconnaît qu’il a besoin de la pitié de Jésus. Il se reconnaît malheureux, perdu, désespéré.

Il sait que son honneur ne fait pas le poids, et même qu’il l’a entraîné dans le malheur.

2. La résurrection de Bartimée

La guérison elle-même comporte des détails curieux. Jésus est un peu bizarre.

D’abord il s’arrête et fait appeler l’homme. Jésus ne se déplace pas, alors que franchement, pour un aveugle, être obligé de traverser la foule agglutinée n’est pas chose aisée. Ensuite Jésus dit « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » Comme si ce n’était pas évident ! Parfois Jésus se montre un petit peu lent à la réflexion… Forcément, l’aveugle veut retrouver la vue !

On sait bien que Jésus normalement sait tout, ou presque. Le jour où il voit le collecteur d’impôts dans son arbre, il l’appelle devant tout le monde : « Zachée, descends ! » (cf. Luc 19,1-10). Là aussi, il aurait dû s’avancer et dire « Bartimée, sois voyant », en lui mettant quelque chose sur les yeux, de la boue, par exemple, et voilà, le tour aurait été joué.

Or, c’est tout le contraire qui se produit. Bartimée est appelé sans qu’on dise son nom, il est conduit à se lever (d’un bond), il abandonne son manteau qui représente l’identité du fils d’Honoré, et vient tout seul jusqu’à Jésus. Comme s’il voyait déjà !

Le fait d’avoir été appelé à devenir quelqu’un d’autre que ce personnage qui l’écrasait depuis toujours, a suffi à ramener sur le chemin celui qui avait été rejeté.

Quand Jésus l’interroge sur ce qu’il souhaite, c’est pour donner la parole pour la première fois à celui qui est enfin devenu quelqu’un. « Rabbouni », dit l’aveugle, « fais que je voie de nouveau ! » (Marc 10,51).

Cet homme a perdu son vieux nom, mais il a gagné un maître, son maître, avec le salut par la foi. On voit bien comment Jésus agit pour donner le maximum d’autonomie, de responsabilité, à cet homme. Il doit formuler lui-même ce qui lui pèse. Il doit marcher pour découvrir qu’il peut le faire ! Jésus n’assiste pas, il responsabilise.

Ce récit de miracle est, à mon sens, exemplaire de la manière dont Jésus réintègre quelqu’un dans la société. Je vois là un exemple pour nous : éviter à toute force d’enfermer quelqu’un dans son histoire familiale.

Le laisser exister pour lui-même, le laisser faire le plus possible de ses capacités.

Aider est plus souvent regarder faire, que remplacer ! Ce que l’on comprend bien avec les enfants petits qui pleurent s’ils ne font pas « tout seul ! », on l’oublie vite avec les personnes handicapées ou empêchées.

Et encore plus avec les personnes défavorisées qui ont perdu toute dignité.

Ressusciter… Tout est dit dans ce mot.

Il rassemble les notions de loyauté, de dignité, il casse tous les enfermements, il refuse le déterminisme et se moque des malédictions !

Pour le recevoir, il suffit de reconnaître son aveuglement et de se tourner vers Dieu.

Alors, tout à coup, le chemin à la suite du Christ se libère !

3. La foule

Le troisième mot concerne la foule.

On sait que le lendemain, elle va crier « Hosanna gloire au fils de Dieu » et une semaine plus tard « Crucifie-le ».

La foule me fait penser à l’opinion que les organismes de sondage mesurent, auscultent régulièrement. On dit que les dirigeants politiques agissent en fonction d’elle.

On dit qu’ils ne veulent rien faire qui puisse la choquer. Jésus nous apprend au fil des évangiles à ne pas nous fier à la foule ni à son opinion. Changeante, versatile, elle est toujours prête à suivre le dernier venu, celui qui flatte ses plus bas instincts.

Jésus montre à la foule qui l’enserre l’importance de ce pauvre gars dans le fossé. Il ne se laisse pas impressionner par les manifestations d’hostilité de la foule. Elle ne lui fait pas peur. Il lui commande d’être son intermédiaire pour remettre l’aveugle debout, et la foule obéit. Certes, son obéissance sera de courte durée. Mais elle a prouvé qu’un vrai chef est un chef qui a autorité. L’autorité consistant à tirer de chacun ce qu’il a de plus noble, et non pas ce qu’il a de plus vil.

4. Sur le chemin

Cette petite histoire bien simple a révélé trois dimensions :

La dimension christologique.

Jésus est celui en qui le Règne le Dieu s’est approché. Les miracles sont des signes qui appellent l’homme à une interprétation et une décision. Les miracles nous parlent d’abord de Jésus.

La dimension anthropologique.

Les miracles sont une irruption de la grâce de Dieu qui brise tous les déterminismes et permettent à l’homme de franchir les limites.

Enfin la dimension symbolique.

La Parole de Jésus est là pour ouvrir les oreilles et les yeux de nous, lecteurs. La cécité spirituelle est en cause sur le chemin qui monte à Jérusalem. Demain, la foule va acclamer Jésus sans voir en lui celui qu’elle va crucifier.

Ce chemin est celui de la crucifixion.

Car celui qui est le plus grand a choisi de devenir le serviteur de tous.

Amen.