La bénédiction des pains et des poissons

Église Protestante Unie d’Argenteuil, Asnières, Bois-Colombes et Colombes
Culte anniversaire des 50 ans du Centre 72 et 90 ans de la Fédération des Jeunes.
Dimanche 19 juin 2022, Pasteure Emmanuelle Seyboldt

Lecture biblique : Luc 9, 10-17

10 Les apôtres revinrent et racontèrent à Jésus tout ce qu’ils avaient fait. Il les emmena et se retira avec eux à l’écart près d’une localité appelée Bethsaïda. 11 Les foules l’apprirent et le suivirent. Jésus les accueillit, leur parla du règne de Dieu et guérit ceux qui en avaient besoin. 12 Le jour commençait à baisser ; alors les douze disciples s’approchèrent de Jésus et lui dirent : « Renvoie tous ces gens, afin qu’ils aillent dans les villages et les campagnes des environs pour y trouver à se loger et à se nourrir, car nous sommes ici dans un endroit inhabité. » 13 Mais Jésus leur dit : « Donnez-leur vous-mêmes à manger ! » Ils répondirent : « Nous n’avons que cinq pains et deux poissons. Irons-nous acheter des vivres pour tout ce monde ? » 14 Il y avait là, en effet, environ 5 000 hommes. Jésus dit à ses disciples : « Faites-les s’installer par groupes de cinquante environ. » 15 Les disciples obéirent et les firent tous s’installer. 16 Jésus prit les cinq pains et les deux poissons, leva les yeux vers le ciel et dit une prière de bénédiction pour ces aliments. Il les partagea et les donna aux disciples pour qu’ils les distribuent à la foule. 17 Chacun mangea à sa faim. On emporta douze corbeilles pleines des morceaux qu’ils eurent en trop.

Prédication

Aujourd’hui, ce sont les 50 ans du Centre 72 qui nous rassemblent. Les amateurs de rugby ont en tête le résultat de la demi-finale Montpellier – Bordeaux-Bègles. Montpellier jouera contre Castres en finale. Mais la question que tout le monde se pose en ce moment, et qui fait la une des médias, c’est « comment remplir son caddie en période d’inflation ». Apparemment, la grande distribution a trouvé un truc. C’est un gars qui est devenu tout à coup célèbre sur les réseaux sociaux. On ne sait pas très bien de quelle école de management il sort, mais il a des idées assez révolutionnaires pour attirer et fidéliser les clients. A partir de peu de matière première, il a réussi à nourrir plein de gens.

La grande distribution… la grande distribution. Ou l’incroyable division de 5 pains et 2 poissons.

La question de la nourriture est à la base des préoccupations humaines. Avec raison bien sûr, puisqu’il nous faut bien manger pour vivre. Le caractère essentiel de ce sujet peut expliquer que les évangiles rapportent pas moins de 6 versions de ce qu’on a l’habitude d’appeler la multiplication des pains et que je préfère appeler « la grande distribution »…

Alors on peut étudier ce récit de bien des manières. On peut naturellement faire des liens avec un grand nombre de textes du premier Testament, dont bien sûr le récit de la manière dont Dieu nourrit les hébreux dans le désert, avec la manne et les cailles tombées du ciel tous les matins. On pourrait même dire que Jésus est un peu radin comparé à son Père. Pain et poisson, et que des petits morceaux, le standing a baissé ! Est-ce déjà un souci de décroissance avant l’heure ?

Pourtant ce matin, pour les 50 ans du Centre 72, les 90 ans de la Fédération des jeunes, les 86 ans de la Maison des jeunes, les 52 ans de l’entraide (quel bel âge !)… je voudrais m’arrêter seulement sur 3 expressions pour vous, pour nous :

  • Donnez-leur vous-même à manger
  • Nous n’avons pas plus de 5 pains et 2 poissons
  • Jésus prononça la bénédiction sur eux

1) Donnez-leur vous-même à manger

Ce petit morceau de verset me poursuit depuis que je suis enfant. Régulièrement, il résonne à mes oreilles. Dans la rue, dans le métro, quand je croise ces hommes, ces femmes, parfois aussi ces enfants qui mendient, qui sont couchés sur des matelas crasseux ou des bouts de carton, j’entends ces mots de Jésus. Donnez-leur vous-même à manger.
Et je voudrais me boucher les oreilles pour ne pas entendre les litanies suppliantes rabâchées pour obtenir une pièce, un ticket restaurant. Je voudrais fermer les yeux pour ne pas voir ces regards, ces mains tendues. Mais toujours ce verset me revient en pleine figure, à nouveau. Donnez-leur vous-même à manger.
Je les comprends, les disciples. Bien sûr, il fallait renvoyer ces gens, cette foule, 5000 hommes, et on ne compte pas les quantités négligeables, les femmes et les enfants qui n’ont droit qu’aux miettes. Les disciples ont les pieds sur terre. Ils ont le sens des réalités. On ne peut pas nourrir tout ce monde, c’est vrai. Que chacun prenne ses responsabilités, que chacun se prenne en main (je le mets au masculin parce qu’on ne parle que des hommes, n’est-ce pas).

Donnez-leur vous-même à manger. Comment Jésus peut-il dire cela ? A quoi ça sert ?

N’est-ce pas lui le Messie ? Puisqu’il peut le faire, pourquoi ne fait-il pas surgir un repas pantagruélique pour la foule, pour les foules de tous les jours, de toutes les époques, avec petits fours, brioches, coca et champagne ? N’est-il pas capable de nous faire un vrai grand miracle avec des tartes au citron meringuées ?
Faut-il vraiment qu’il se cache derrière les disciples, pour faire croire que ce n’est pas lui ?

Devons-nous vraiment leur donner à manger ? A tous ? Mais alors comment ? Quelle est la méthode, la technique ? Si nous la connaissions, nous pourrions l’appliquer. Oui nous le ferions.

Donnez-leur vous-même à manger. Non, ce récit n’est pas une multiplication des pains, bien que toutes les bibles indiquent ce titre. Non, ce récit n’est pas un miracle d’abondance à la manière des récits du premier testament ou des contes pour enfants, où la cruche d’huile ne s’épuise pas jusqu’à la fin de la famine. Et vraiment, ce récit n’est même pas du tout un miracle.

Jésus explique « simplement » à ses disciples ce que signifie proclamer le Règne de Dieu.
Le Règne de Dieu (ou Royaume de Dieu) n’est pas un paradis dans lequel on entrerait après la mort, si et seulement si on est parfaitement sage durant toute sa vie, ou éventuellement après quelques mortifications suffisantes pour racheter toutes les méchancetés de notre existence.

Ce n’est pas non plus une réalité spirituelle, un niveau de sainteté auquel on accèderait avec pas mal d’exercice et beaucoup de détachement vis-à-vis de ce bas monde et de ce corps bien embarrassant.

Le Règne de Dieu proclamé par Jésus commence maintenant, dès que l’on s’en saisit, dès que l’on accepte que la Parole de vie soit pour moi, pour toi, pour chacune et chacun (et là il y a aussi les femmes), et que cette parole s’incarne au quotidien, dans la justice et la paix, l’amour et la vérité, notamment avec cet ordre « Donnez-leur vous-même à manger ».

La grande distribution de pains est donc un partage, un passage de la vie vivante, donnée en abondance pour toutes et tous, pour la justice et la paix.

2) Nous n’avons pas plus de 5 pains et 2 poissons

Mais on en revient à la réalité des disciples : nous n’avons pas plus de 5 pains et 2 poissons.
C’est vrai, cela n’a rien d’un repas pantagruélique, ni d’un caddie débordant de supermarché. Il s’agit ici du minimum vital. Pas d’un minimum larmoyant, plutôt à la manière du repas de base de mes grands-parents, quand le petit déjeuner c’était un quignon de pain frotté à l’ail, et le repas du soir une soupe avec des lettres. Ce rien, ce pas grand-chose, est tout à fait suffisant. Son goût nourrit longtemps, parce qu’il est partagé avec amour, avec tendresse.

On pourrait presque parler ici du manque. Ce minimum vital est tout à coup offert, mis sur la table, avoué, exposé. Ce minimum est la contribution des disciples. Ils ne sont pas riches, ils ont laissé beaucoup de choses derrière eux pour suivre Jésus. Il leur reste l’essentiel. Cet essentiel, exposé, proposé, va donner la vie à la multitude.

Nous n’avons rien et vous connaissez l’expression : trois fois rien… c’est déjà quelque chose.
Le manque, on ne le donne pas, on l’avoue. Nos faiblesses, nous ne les mettons pas sur la table, mais elles nous rattrapent et elles permettent à d’autres de nous soutenir. Nos incompréhensions font naître le dialogue, et nos limites permettent à d’autres de dire les leurs.

A l’origine de la Maison des jeunes, à l’origine du Centre 72, à l’origine de nos plus belles aventures humaines, il n’y a souvent que 5 pains et 2 poissons, mais de ce presque rien offert, naît la vie plus que vivante.

3) Jésus prononça la bénédiction sur eux

Je vous avais annoncé trois points, et voici le 3ème.
Car pour transformer le rien en vie, il faut un agent transformateur. Cet agent, c’est la bénédiction. Alors, magique, la bénédiction ? Que nenni !

La parole qui dit du bien transforme le regard sur la vie. Bien sûr, les disciples voient qu’ils n’ont pas grand-chose, mais cette réalité de trois fois rien est transformée en partage.
Quand l’être humain apprend ou réapprend à remercier Dieu pour la vie reçue et le pain donné, tout à coup le monde bascule dans une autre réalité.

Car il est bien vrai que cinq pains et deux poissons, ce n’est pas grand-chose pour nourrir cinq mille personnes. Mais c’est la « bénédiction » de ce peu qui fait la différence. C’est de ce « peu » que nous avons reçu, qui a été transformé du fait même de le recevoir et non pas de le produire nous-mêmes, que l’essentiel peut advenir. Non pas comme la production de quelque chose qui viendrait de nous, mais comme quelque chose qui est donné, parfois à notre insu, même si cela peut passer par nous. Quelque chose qui a du sens, qui a été vivifié par une parole de bénédiction.

C’est ce que raconte le signe des pains. Le miracle de la bénédiction contre la magie du prodige. Le presque rien qui nourrit contre l’abondance qui ne laisse plus de place. Pas de production industrielle. Un repas comme les autres avec cinq pains et deux poissons à manger. La bénédiction coutumière qui ouvre le repas juif. Et puis le peu qui circule, par les mains des disciples, et qui nourrit.

Dans ce récit de grande distribution du pain, une parole circule, qui rend les hommes et les femmes dignes, qui les redresse. Puis cette parole qui dit du bien fait de nos indigences offertes, une source de vie.

C’est cela l’Evangile : de la vie à partir de rien, juste parce que la reconnaissance a été exprimée.
« Voilà ce que l’Évangile me dit ce matin à travers ce récit étrange. Il nous dit à chacun[e et chacun] : je ne t’ai pas remis beaucoup de force et de courage, toi qui es souvent abattu ou résigné, mais ce presque rien de force et de courage, ce dérisoire d’espérance qui est là en toi, ne le retiens pas, laisse-le s’échapper, offre-le aux autres comme la seule chose qu’il te reste. Et ce sera leur nourriture. » (Elian Cuvillier)

Toute ressemblance avec ce qui est vécu en ces lieux ne serait pas une coïncidence.
Amen