Un histoire rabbinique récente

Histoire rabbinique récente (rabbin Jacky Milewski)

J’ai souvent rencontré le prophète Elie… dans des passages talmudiques ou dans des contes hassidiques. Le prophète ignore les limites de l’espace et les frontières du temps. Il vit à toutes les époques et peut être aperçu dans toutes les contrées.

Je l’imagine vêtu en mendiant et marchant à l’aide d’une canne. Je le devine le visage ridé par tant de siècles, le regard meurtri par tant de souffrances.

Je l’aime ce prophète. Son mystère m’enchante. Son destin a rencontré tant de fois celui de mes ancêtres. Il les a profondément marqués. Par sa présence ou son absence.

Cet attachement date de mon enfance. Au séder de Pessa’h, mon père remplissait la coupe du prophète et nous allions ouvrir la porte pour l’accueillir. Mon cœur bouillonnait alors, mon corps tremblait, mon âme s’échappait à la simple idée d’apercevoir une silhouette sur le pas de la maison, dans le décor obscur de la nuit. Mais mon excitation se transformait bien vite en déception. Elie n’était pas au rendez-vous et l’exil allait se poursuivre. Peut-être le prophète était-il en retard ? A-t-il été retenu par quelque affaire ? Sauver un juif ici ou là ? Soulager une femme ailleurs ?

De retour à table, je contemplais la coupe du prophète. Pleine. Et je me disais : L’année prochaine, sûrement. Il ne peut en être autrement.

Il en fut autrement.

Les fêtes de seder se succédèrent sans que le prophète soit venu nous consoler ou nous réconforter. La porte se refermait sans que l’hôte tant attendu ait franchi son pas. Chaque année, la déception diminuait car je ne l’attendais plus.

Devenu adulte, j’honorais la coutume des ancêtres. Au séder, je remplissais la coupe du prophète, ouvrais la porte, mais sans attendre qui que ce soit. L’accueil d’Elie se confondait en une pure mécanique du rite, en une routine traditionnelle.

Une année, le séder fut différent de tous les précédents. J’avais … pris le repas et récité les grâces. Puis, en ouvrant la porte pour accueillir Elie…, il se tenait là, debout, devant moi, et me dit immédiatement : « Non, je ne suis pas le prophète Elie. Je ne suis que son ombre. L’ombre du prophète. Je viens t’annoncer que l’être dont je suis l’ombre ne viendra plus annoncer la délivrance. Il préfère rester dans l’ombre. »  

« Quoi ! Je ne comprends pas. La tradition a promis qu’il viendrait ! »

« Oui, mais il est venu. En 1943, le prophète avait choisi de commencer par Varsovie pour annoncer la bonne nouvelle. Arrivé en ville, il ne trouva pas de juifs. C’est au ghetto qu’il les rencontra : les armes à la main, courageux, généreux…pour une lutte désespérée. Il était fier de ceux qu’il était venu libérer. Puis, il les vit : jonchés sur le sol, les cadavres brûlaient dans les immeubles incendiés. Elie traversa ensuite la Pologne. Il n’en croyait pas ses yeux. Les juifs étaient revenus en Egypte. Ce n’était pas de lui qu’on avait besoin, mais d’un Moïse ou d’un Aaron. Son regard tomba alors sur les fumées noires qui s’échappaient des fours crématoires. Son peuple se consumait.

Depuis son départ de la terre, le prophète Elie voyage à travers le monde sur son char de feu.

Il était le seul être de flammes. Dans un premier temps en tout cas.

Les bûchers, les pogroms et la Shoah lui firent perdre sa solitude. Il est à présent le roi d’un peuple meurtri par la haine, le chef d’une armée d’anges de feu, de flammes qui dansent et qui se convulsent, d’âmes qui pleurent leur corps et leur mort, d’esprits hantés qui ne cessent d’agoniser. Il doit s’occuper de son peuple, tâche éternelle. Il ne viendra donc plus. »

« Et sa coupe ? Et sa coupe de vin ? »

« Je la boirai moi ! »

« Mais non ! Une ombre ne boit pas ! Une ombre n’assiste pas aux circoncisions d’Israël ! Une ombre n’est pas le dixième homme que l’on attend pour le Minyan ! Une ombre ne peut sonner le Chofar de la délivrance ! D’ailleurs, une ombre n’est qu’une ombre en présence du soleil. »

« C’est le feu de l’être dont je suis l’ombre qui est mon soleil. »

« Peu importe ! S’il le faut, je te combattrai toute la nuit – comme Jacob lutta contre l’ange d’Esaü – mais je te ferai promettre de l’amener ici et de délivrer son peuple. »

La discussion dura jusqu’à l’aube. Au premier rayon de soleil, un char de feu s’empara de l’ombre et nous fûmes séparés. Je ne me souviens plus du reste de notre dispute. Qui sortit victorieux ? Qui fut vaincu ? Peut-être ai-je tout rêvé. Ce que je sais, c’est qu’au séder de l’année suivante, j’ai rempli la coupe du prophète Elie, j’ai ouvert la porte, et je l’ai attendu.