Saraï la maltraita, et celle-ci pris la fuite

Lectures :

Genèse 16 / 1 – 15 ; 21 / 9 – 13 ;  (Luc 1 / 26 – 38)

Prédication :

Cette histoire raconte-t-elle le premier cas de harcèlement psychologique, voire physique ? C’est ainsi qu’on peut effectivement comprendre la remarque du verset 6 : « Saraï la maltraita et celle-ci prit la fuite ».

On aura sans soute remarqué qu’Abram est dans cette histoire un mauvais gestionnaire des conflits car il se défait de toute responsabilité : « Voici ta servante en ton pouvoir, fais-lui ce qui est bon à tes yeux », dit-il (verset 6, toujours).

Le chapitre 16 du livre de Genèse raconte donc d’abord une histoire de femmes. Abram, l’homme qui, selon les critères du Proche-Orient ancien, et même selon les critères d’un temps pas si reculé, devrait être l’autorité suprême dans sa maison et prendre les choses en main, cet Abram reste dans un étonnement passif.

Une seule fois il ouvre la bouche, et c’est pour se débarrasser du conflit auquel il est confronté.

Autrement, il ne fait qu’obéir à Saraï lorsque celle-ci lui demande d’aller coucher avec sa servante.

Mais attention : ce que propose Saraï à son mari n’est pas, et de loin, une incitation à la débauche, comme on pourrait le penser avec nos lunettes du 21e siècles et de culture occidentale.

Au contraire, ce qu’elle fait est prévu par la législation antique :

Saraï est stérile ; dans l’Antiquité c’est la pire des choses qui peut arriver à une femme car c’est par la descendance qu’une famille peut se perpétuer, s’inscrire dans la durée. Si une femme ne donne pas de descendance à son mari, celui-ci peut la renvoyer sans autre formalité.

 

Saraï a-t-elle peur d’un tel destin ?

Le texte biblique ne nous le dit pas ; peut-être se méfie-t-elle d’Abram qui l’avait déjà vendue au harem du Pharaon par peur d’être tué par les Égyptiens.

Saraï est donc, au début de cette histoire, dans une situation de souffrance extrême. Pour s’en sortir elle propose qu’Hagar devienne une mère porteuse, pour qu’elle-même puisse adopter l’enfant. …

Mais la grossesse de Hagar fait éclater un conflit entre les deux femmes, due à une rivalité, une jalousie de l’une envers l’autre:

Hagar a-t-elle méprisé sa maîtresse ?

Saraï était-elle jalouse de voir une autre femme porteuse de vie, ce que Dieu lui avait apparemment empêché d’être ?

Le texte biblique n’indique pas clairement « qui a commencé » ou « qui est la fautive ». Il ne donne pas de peinture en noir et blanc, où il y aurait les méchants d’un côté et les bons de l’autre.

L’auteur de cette histoire nous montre l’incapacité des personnes impliquées de le gérer et de le résoudre. Saraï repousse la responsabilité sur Abram, alors que l’initiative venait d’elle-même. Abram, nous l’avons vu, ne veut rien savoir. Et Hagar finalement ne dit rien, mais pouvait-elle dire quelque chose ? Elle était esclave, et un esclave obéit. Sa seule solution d’un esclave qui veut en finir avec l’oppression est la fuite.

Encore aujourd’hui, de nombreux conflits ne se règlent pas. Ils se terminent souvent par la disparition volontaire ou forcée du plus faible, que cela soit sur le plan familial, professionnel, ou politique.

Et c’est ce qui semble se passer dans ce récit de la Genèse : Hagar décide de partir avec l’enfant qu’elle porte dans son sein.

L’histoire aurait pu se terminer là, mais c’est sans compter avec une intervention divine discrète.

Dieu apparaît à Hagar, non pas dans le tonnerre et le feu, mais sous la forme d’un voyageur qu’elle rencontre dans un oasis.

C’est après que ce messager divin lui ait révélé le nom qu’elle devrait donner à son enfant (et son destin exceptionnel de mère porteuse d’une descendance nombreuse) qu’elle comprend qu’elle a été en contact avec un messager divin.

Son enfant, Ismaël, va donc naître non pas dans le désert mais dans la maison d’Abram ; Ismaël fera partie de la descendance et de la famille de celui-ci.

Une belle histoire de famille, pourrions-nous dire.

À la fin, les choses rentrent dans l’ordre grâce à l’intervention d’un messager de Dieu qui a fait comprendre à Hagar que sa descendance et elle-même ont autant de valeur aux yeux de Dieu que son maître et sa maîtresse !

Mais nous aurions tort de nous arrêter à cette seule lecture.

Ce chapitre du livre de la Genèse fonctionne en effet comme certains romans, bandes dessinées ou films qu’on peut comprendre à plusieurs niveaux.

On peut s’arrêter à l’histoire, mais on peut aussi s’intéresser aux symboles, aux thèmes et aux images qui sont utilisées.

La rencontre de Hagar avec l’ange a lieu dans le désert.

C’est le lieu où Israël a passé quarante ans, mais c’est surtout le lieu où Dieu s’est révélé à son peuple.

Ici, IL ne se révèle pas à Israël, mais à une servante égyptienne, l’ancêtre d’Ismaël qui deviendra à son tour l’ancêtre des tribus arabes.

La confession de foi du peuple hébreu que l’on trouve tout au long de la Bible hébraïque dit ceci : « Nous étions esclaves en Égypte. Les Égyptiens nous ont opprimés. Nous avons crié vers le SEIGNEUR et le SEIGNEUR a entendu les cris de noter misère : IL nous a délivrés », cf. Dtn5/15 ; 6/21.

Le peuple hébreu confesse donc sa libération de l’oppression des Égyptiens.

Mais ici, c’est une maîtresse hébraïque qui opprime une esclave égyptienne. Et comme Israël avait fui l’oppression égyptienne, ici c’est la servante égyptienne qui fuit l’oppression israélite. Quel retournement !

La première apparition de l’ange du SEIGNEUR dans la Bible est destinée à une femme étrangère, à une servante, à l’ancêtre des Arabes.

Bien avant Moïse, Hagar fait l’expérience de la rencontre avec Dieu qui intervient en sa faveur. … C’est que la compassion et l’Amour de Dieu transgresse les frontières de nos identités de groupe, de religion, de peuple, de nation.

Chaque groupe a en effet besoin de pouvoir exprimer et définir son identité. Pour des peuples, cela se fait souvent à l’aide des récits fondateurs.

Ces différents récits d’origine jouent le même rôle que l’histoire de l’exode pour le peuple hébreu.

Ils permettent à un groupe, à un peuple de se retrouver autour d’un souvenir commun, qu’on peut commémorer et qui dit quelque chose sur les valeurs de celles et ceux qui s’y réfèrent.

Les figures ou les récits fondateurs sont constitutifs et nécessaires à l’identité du groupe.

Mais ils comportent aussi un danger, celui du triomphalisme et de l’exclusion :

« Nous, nous sommes meilleurs que les autres, puisque Dieu et de notre côté ». Ou :

« Nous sommes supérieurs aux autres parce que nous avons inventé la démocratie ».

De telles idées n’appartiennent malheureusement pas au passé :

Elles s’expriment encore – et de nouveau – de nos jours… lorsque l’on entend dans les discours populistes parler incomparabilité de « cultures » et, même, de distinction de races !

La distinction entre le « nous » et « eux » au sein de nos sociétés, qui apparaît aussi dans des phrases comme « on n’est plus chez nous », crée, certes, un sentiment de cohésion, d’appartenance  – et même de cohésion – mais au pris de l’exclusion de tous ceux qui ne font pas partie du groupe définie par ce « nous » !

 

Dans l’univers – et le monde – de la Bible, Ancien comme Nouveau Testament, le message qui considère Israël comme le « peuple élu » de Dieu, précise que cette élection ne repose sur aucun mérite :

« vous êtes le plus petit de tous les peuples », dit Moïse dans le livre de Deutéronome et pourtant « le SEIGNEUR vos aime », Dtn7/7.

Cependant, le peuple d’Israël a couru le risque d’interpréter cette élection sur le mode de l’exclusion et de la séparation. Les auteurs bibliques ont bien senti le danger.

C’est précisément la raison pour laquelle nous trouvons dans la Bible des récits comme celui de Hagar, mais aussi de Rahab, de Ruth, de Bathséba et d’autres femmes étrangères qui servent en quelque sorte de garde-fous à une conception triomphaliste et intégriste de l’identité nationale et religieuse.

Aucune religion, aucun peuple, personne n’a le droit de se réserver le Dieu biblique pour lui-même.

C’est une affirmation plus difficile à accepter qu’il n’y paraît au premier abord.

C’est pourquoi la Bible nous rappelle constamment que Dieu « a dispersé ceux qui avaient des pensées orgueilleuses, il a fait descendre les puissants de leurs trônes, élevé les humbles », comme le chante Marie dans son célèbre « Magnificat » – après sa rencontre avec l’ange (Luc1/21-53).

Elle s’inscrit ainsi dans la lignée de ceux et celles qui font l’expérience d’un dieu qui remet en question l’ordre établi, lorsqu’il génère des injustices et des violences contre une certaine catégorie d’humains.

Et en effet, lorsque le messager divin annonce à Hagar le nom et le destin de son fils :

« Voici que tu es enceinte et tu vas enfanter un fils, tu lui donneras le nom d’Ismaël », Gen16/11, il anticipe l’annonce que Gabriel fait à Marie :

« Voici que tu vas être enceinte, tu enfanteras un fils et tu lui donneras le nom de Jésus », Luc1/31.

Nous, chrétiens, nous pouvons voir en Hagar une préfiguration de Marie. Et Hagar et Marie font l’expérience d’un Dieu qui décloisonne, qui transgresse les frontières et les systèmes identitaires des hommes.

Le nom d’Ismaël exprime à merveille ce décloisonnement.

L’ange dit à Hagar : « Tu lui donneras le nom d’Ismaël car le SEIGNEUR a perçu ta détresse », Gen16/11.

Ismaël signifie en effet en hébreu : « Dieu entend ».

Le mot pour dire Dieu est donc « El » qui deviendra plus tard « Allah », le nom par lequel les musulmans invoquent Dieu. Ce que dit l’ange est du coup quelque chose d’inouï : Ismaël signifie « Le SEIGNEUR (donc le Dieu d’Israël) a entendu » … les cris d’une femme étrangère !

Peu importe si Hagar et sa descendance invoquent Dieu sous le nom de « El » ou d’Allah, et les Israélites sous le nom de « SEIGNEUR », ce qui importe est de reconnaître que Dieu ne se laisse pas enfermer dans les images et les noms que nous lui donnons et que son intervention en faveur de la vie est sans limite. … 

 

Le beau texte de l’intervention de Dieu en faveur de Hagar nous annonce déjà un des messages les plus importants du Nouveau Testament que l’apôtre Paul a fort bien résumé ainsi : « Car tous, vous êtes, par la foi, fils de Dieu, en Jésus Christ. Oui, vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. Il n’y a plus ni Juif, ni Grec; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre; il n’y a plus l’homme et la femme; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ. Et si vous appartenez au Christ, c’est donc que vous êtes la descendance d’Abraham; selon la promesse, vous êtes héritiers », Galates3/26-29.

Ce que Dieu a promis par son messager à Hagar, ce que Marie a résumé ensuite dans son cantique, c’est une promesse qui nous est faite à nous aussi : Dieu est attentif à nos souffrances – aux souffrances de toute femme, de tout hommes – et en particulier aux plus petits, aux plus vulnérables d’entre eux !

Il nous appelle à la vie et au partage de la promesse et du bonheur d’être ses enfants bien-aimés, ensemble, les uns avec les autres, sœurs et frères d’une même humanité.

Amen

Pasteur Andréas Seyboldt