Pourquoi la souffrance ? Que faire ?

Dimanche 18 octobre 2015

Lectures bibliques : Psaume 22, Jean 9,1-7 ; Romains 5,3-8

« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

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Pourquoi des humains sont-ils à ce point marqués par la souffrance tandis que d’autres semblent largement épargnés ?

Et pourquoi, à certains moments de notre vie, Dieu semble-t-il absent, alors que nous aurions tant besoin de lui ?

Cette question est plus redoutable encore pour les croyants.

Car si Dieu nous veut du bien, comment expliquer que la souffrance soit si présente?

Nous connaissons l’impasse logique dans laquelle Voltaire veut enfermer le christianisme : soit Dieu est l’auteur de la souffrance, et alors pourquoi l’aimer, soit Dieu n’y peut rien et alors pourquoi croire en lui ?

Le théologien hollandais Kuitert l’exprime en des termes très proches : « Soit Dieu ne peut pas intervenir soit il le peut mais ne le veux pas. Dans les deux cela pose problème. S’il ne le peut pas, il n’est pas Dieu; s’il ne le veut pas, il devient coupable ».

En effet, si Dieu est impuissant face à la souffrance, à quoi sert-il ?

Et s’il est à l’origine de ce qui nous fait souffrir, comment le louer ?

Dans son livre « La nuit », Elie Wiesel raconte son internement au camp d’extermination d’Auschwitz Birkenau. Entendant des codétenus chanter « Béni soit le nom de l’Eternel », il se révolte : « Pourquoi, mais pourquoi le bénirai-je ? Parce qu’il avait fait brûler des milliers d’enfants dans les fosses ? Parce qu’il faisait fonctionner six crématoires jour et nuit, les jours de sabbat et les jours de fête ? Parce que, dans sa grande puissance, il avait créé Auschwitz, Birkenau, Buna et tant d’autres usines de la mort ?

Au-delà de la spécificité de la shoah, des peuples et des individus, marqués au fer rouge par la souffrance ont porté ces questions.

Alors, je vais recenser rapidement quelques grandes explications.

Première d’entre elle : c’est la faute à Adam !

Dans le livre de la Genèse, la souffrance apparaît lorsque Adam et Eve goûtent du fruit défendu.

Dès lors, tout est perturbé : relations humaines, foi, travail, enfantement etc.

Lorsque l’homme refuse toute limite, il provoque une souffrance considérable.

Cela ne veut pas dire qu’il y ait une « faute originelle » dont nous aurions à payer le prix, génération après génération. Par contre, ce récit nous rappelle utilement qu’une part importante de la souffrance n’a pour auteur ni Dieu ni le destin mais l’homme et ses blessures qui le rendent féroce, l’homme et son désir de puissance.

Autre explication : Dieu nous ferait souffrir … pour notre bien.

Pour des raisons mystérieuses, ces souffrances seraient nécessaires à l’avancement du Royaume.

Il nous faut donc les subir, à défaut de les comprendre.

Là encore, cette explication a un mérite.

Elle nous rappelle que la signification profonde de ce que nous vivons nous échappe souvent car nous manquons du recul nécessaire.

Après coup, nous découvrons parfois qu’une épreuve nous a fait grandir, que nous devions en passer par elle pour évoluer.

Nous pouvons même penser que Dieu n’était pas étranger à ce qui nous est arrivé … mais ce ne peut être qu’une intuition concernant notre propre souffrance. Elle ne peut être plaquée sur la souffrance d’autrui.

Car, si des souffrances débloquent des situations, combien d’autres enferment, détruisent !

Comment croire que Dieu les ait voulues, même au nom d’un plus grand bien ?

Dans « les frères Karamazov » Dostoïevsky part d’un fait divers atroce. Un enfant de 8 ans a été déchiré par les crocs d’un chien lâché par son maître. Revenant sur ce drame, l’un des personnages principaux s’écrie  : « Les enfants, les enfants, comment justifier leur souffrance ? C’est un problème que je n’arrive pas à résoudre … J’imagine comment l’univers exultera lorsque toutes les voix du ciel et de la terre entonneront à l’unisson un hymne de grâce au Créateur et que tous les vivants et tous ceux qui vécurent proclameront : « Tu as raison, Seigneur et nous avons compris tes voies. » La mère embrassera alors le bourreau qui fit déchirer son enfant par les chiens et tous les trois diront à travers les larmes de leur attendrissement : « Tu as raison, Seigneur ». Il se peut qu’au moment où j’assisterai à ce triomphe final de la vérité et où je ressusciterai pour en être témoin, je m’écrie, moi aussi, avec tous, en apercevant l’enfant, la mère, et le bourreau enlacés et réconciliés : « Tu as raison, Seigneur ». Mais je ne veux pas le faire … je renonce à l’harmonie supérieure. Elle ne vaut pas, à mon avis, une seule des larmes de l’enfant martyrisé … Aucune harmonie future ne rachètera ces larmes-là ».

Troisième explication : Dieu nous fait souffrir pour nous punir.

Nous sommes coupables et infidèles. En nous faisant souffrir, Dieu nous avertit et nous punit.

« Qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu pour mériter çà ? »

Si la Bible se fait parfois l’écho de cette doctrine, elle proteste surtout contre elle.

Jérémie remarque que les perfides réussissent alors que des hommes fidèles souffrent.

Job s’insurge contre l’absurde disproportion entre ses fautes et ce qu’il subit.

Surtout, Jésus rejette ce lien automatique entre la souffrance et la faute.

L’aveuglé né est victime de son handicap ; il n’est pas coupable … et ses parents pas davantage.

En mourant sur la croix, lui, l’innocent, Jésus dénoue ce lien entre la souffrance et la faute.

Au final, la pêche semble maigre, la Bible ne nous donne pas une explication générale à la souffrance.

Bien sûr, je peux discerner la volonté de Dieu derrière ma propre souffrance … mais je dois me garder de la plaquer sur la souffrance d’autrui.

Bien sûr, l’homme est responsable d’une part de la souffrance, mais comment expliquer le reste, comme la maladie d’un enfant ?

Il nous faut donc déplacer notre questionnement : non plus « pourquoi la souffrance ? », ni « Qui est derrière ? » mais « Que faire face à la souffrance ? »

A la suite de Jésus, trois pistes sont devant nous : combattre, accompagner, grandir.

D’abord combattre.

Confronté à la souffrance, Jésus ne propose ni explication ni justification ; il la combat.

Il combat la souffrance psychique en délivrant des « possédés », il combat la souffrance physique en guérissant, il combat la culpabilité en pardonnant.

Ce combat a un point d’orgue : sa mort sur la croix et sa résurrection.

Sur la croix, Jésus s’identifie à la victime et devient notre compagnon de souffrance.

A Pâques, il remporte la victoire sur la souffrance et la mort.

Désormais, nous savons qu’il y a un au-delà de la souffrance.

Le chrétien n’est pas spectateur dans cette lutte de Dieu contre la souffrance.

Il est « enrôlé » nous sommes enrôlés dans ce combat, avec les armes suivantes : la prière et l’action.

Nous pouvons prier contre toute forme de souffrance. Nous pouvons prier contre notre souffrance, celle de nos proches, celle qui blesse l’humanité. Nous pouvons même prier pour nos ennemis, afin de remporter avec eux la victoire sur la souffrance subie et commise.

Cette prière est intimement liée à l’action.

Jésus envoie les disciples pour guérir, chasser les démons, « proclamer le règne de Dieu ».

Aujourd’hui encore, nous sommes envoyés pour réduire la souffrance à son noyau irréductible : la mort.

Au proche comme au loin.

Dans les relations courtes comme dans les relations longues.

A tout le moins, nous pouvons nous garder de ce qui fait souffrir : l’infidélité, les rivalités, les médisances, les rancœurs, l’égoïsme social, le racisme.

2ème piste : accompagner et se laisser accompagner.

La souffrance isole, la souffrance enferme.

Il est vital de briser cet enfermement en criant sa souffrance.

A ceux capables de l’entendre.

A Dieu, aussi, surtout. Avec Paul, nous croyons que : « Rien – ni la mort, ni la souffrance – ne nous séparera de l’amour que Dieu nous a manifesté en Jésus-Christ, notre Seigneur ».

La Bible résonne de pareils cris.

Cri contre le caractère inévitable de la mort : « L’homme enfanté par la femme est bref de jours et gorgé de tracas. Comme fleur, cela éclot puis c’est coupé »

Cri contre l’inhumanité de la souffrance : « Ma vie est saturée de malheurs et je frôle les enfers. On me compte parmi les moribonds ; me voici comme un homme fini, reclus parmi les morts, comme les victimes couchées dans la tombe ».

Cri contre le sentiment d’abandon : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? J’ai beau rugir, mon salut reste loin. Le jour, j’appelle et tu ne réponds pas, mon Dieu ».

Crier à Dieu, c’est déjà sortir de sa prison intérieure et retisser des liens avec le Père.

C’est pourquoi l’Ecriture ne réprime jamais ces cris de révolte.

C’est pourquoi nous accompagnerons efficacement un proche dans la souffrance, en le laissant exprimer sa révolte et sa colère, sans les censurer.

Alors, il devient possible d’aborder la 3ème piste : grandir.

Grandir, c’est cesser de se demander « Pourquoi est-ce que cela arrive ?»  mais « Comment ce qui m’arrive peut me faire grandir ? »

Il ne s’agit plus de donner une explication à la souffrance, encore moins de la nier mais d’en faire quelque chose, avec l’aide de Dieu.

Car la souffrance peut parfois produire des fruits.

Je terminerai par là.

La souffrance peut humaniser.

L’auteur de la lettre aux Hébreux écrit, en évoquant Jésus : « Nous n’avons pas un grand prêtre incapable de compatir à nos faiblesses : il a été éprouvé en tous points à notre ressemblance. »

A plus forte raison, la souffrance peut nous faire perdre de notre dureté.

Comment juger la faiblesse d’autrui quand je l’ai moi-même éprouvée ?

Comment rester impassible devant des souffrances que j’ai moi-même connues ?

La souffrance peut aussi agir comme un tamis, me forcer à trier entre l’accessoire et ce à quoi je tiens vraiment, ce qui dépend de moi et ce que je remets à Dieu. Atteint d’un cancer, un écrivain suisse écrit : « Tout se passe comme si je concentrais mes forces autour d’un noyau central mis en évidence par la maladie, qu’il s’agirait de maintenir à tout prix. La maladie joue le rôle d’une fosse de décantation et me révèle l’essentiel dont il faut essayer de sauvegarder l’intégrité pour rester qui je suis. La maladie peut vous amoindrir, vous abêtir, vous détruire, mais elle est aussi une chance de vous instruire. Je suis en voie de formation, de recyclage. »

Ainsi, elle me recentre sur Dieu

Lorsque Paul demande à Dieu de ne plus souffrir, il lui est répondu : « Ma grâce te suffit. Ma force s’accomplit dans ta faiblesse ».

Il nous faut parfois souffrir pour l’expérimenter.

J’ai accompagné, dans ces derniers moments de vie, un grand professeur de philosophie. Ce spécialiste de Nietzsche attaquait le christianisme qui, pour lui, était une religion de faibles et de lâches, qui se complaisent dans la faiblesse et la souffrance au lieu d’avoir le courage de les affronter.

Se sachant condamné à très brève échéance, il a vécu ces dernières semaines de lucidité en découvrant la grâce de Dieu … et en la mettant en pratique, se réconciliant avec Dieu et ses proches et écrivant un petit livre sur son évolution intérieure. Au début de ce livre, il cite Nietzsche et le désir de puissance. A la fin, il cite Paul « Même si notre enveloppe extérieure se disloque, notre être intérieur se renouvelle ».

Nous le savons bien, la souffrance peut nous détruire.

Crier à Dieu sa souffrance, la combattre avec lui, l’accepter s’il le faut : tel peut être un chemin de vie, malgré et avec la souffrance. En le suivant jusqu’au bout, nous pourrons même parvenir au stade suprême de la foi : aimer Dieu, non pour ce qu’il peut nous donner, mais pour ce qu’il est.

Amen !