La non-violence et l’amour des ennemis

Dimanche 10 février 2013

Texte biblique : Matthieu 5,38-43

Certains d’entre vous ont probablement vu le film « Witness », au cinéma ou à la télévision.

Au-delà de l’enquête policière, bien menée, l’intérêt du film réside dans la description d’une communauté protestante, les « Amishs ».

Cette communauté, traditionaliste, est issue du courant mennonite.

Elle s’efforce de vivre selon l’enseignement de Jésus, en le respectant, dans l’esprit comme dans la lettre.

Ainsi, au nom du « Sermon sur la montagne », les amishs sont strictement non violents.

Dans le film, une bande de jeunes citadins s’amuse à humilier en public des amishs qui viennent faire leurs courses, en leur écrasant de la crème glacée sur le visage.

Ils les mettent ainsi au défi de ne pas rendre le mal pour le mal.

L’enseignement de Jésus leur semble absurde et contraire aux dures réalités de la vie qui nous suggèrent plutôt : « Si quelqu’un te frappe sur une joue, assomme-le, afin qu’il soit dissuadé à tout jamais de recommencer ».

Soyons honnêtes : à nous aussi, cette parole de Jésus paraît inapplicable.

Elle est, d’ailleurs, souvent citée en dérision, y compris parmi les chrétiens ; et nous cherchons de bonnes raisons pour ne pas suivre Jésus sur ce chemin.

Trois grandes justifications viennent au secours de notre réticence : la première repose sur la psychologie supposée de Jésus, la seconde est théologique, la troisième se veut pragmatique.

Parlons d’abord de Jésus.

Nous le considérons volontiers comme un idéaliste, hors du temps et des rapports de force humains.

Dans « Une vie de Jésus », Renan dresse le portrait d’un Jésus idéaliste, pur de cœur, qui ne comprend pas très bien ce qui lui est arrive. Jésus exhorte bien à « tendre l’autre joue » mais ce n’est pas de sa faute ; il croyait que l’homme était bon, il n’avait pas compris la dureté de notre monde.

Jésus serait une sorte de « boy scout », dans le sens le plus caricatural du terme.

Vous connaissez peut-être cette histoire de quatre éclaireurs qui vont trouver leur responsable et lui disent : « ça y est, nous avons aidé une vieille dame à traverser la rue ».

« C’est très bien » leur répond le responsable « mais aviez-vous besoin de vous y mettre à quatre ? »

« Oui » répondent les éclaireurs, « on a dû la porter parce qu’elle refusait de traverser la rue ».

Lorsque nous entendons Jésus appeler à l’amour des ennemis, nous nous disons qu’il est un idéaliste, dont l’enseignement est généreux mais inapplicable.

C’est plus vrai encore pour un pays.

Tout gouvernement s’efforce de combattre l’insécurité. Faudrait-il cesser de le faire, au nom de la parole de Jésus ?

Pourrait-on imaginer un pays dans lequel les crimes seraient impunis ?

Pourrait-on souhaiter que notre pays n’intervienne jamais militairement, y compris se défendre face à un agresseur, voire pour barrer la route à des fanatiques qui coupent des mains et lapident des femmes ?

Le deuxième argument est théologique.

Nous sommes marqués – à juste titre – par l’enseignement de Paul.

Avec lui, nous affirmons que l’homme est sauvé par la grâce et par la grâce seule.

Ainsi, nous ne serions plus soumis à la Loi religieuse.

Nous serions libres de vivre comme nous l’entendons.

Même les paroles de Jésus n’auraient plus de pouvoir normatif. Au mieux, elles ne serviraient qu’à nous faire prendre conscience de notre péché.

La troisième critique est plus radicale encore. Elle nous vient de Nietzsche. La non résistance au méchant sert le plus souvent de paravent à notre peur du conflit. C’est, au fond, une justificaiton pour ceux qui n’arrivent pas à être forts. Selon le philosophe, seul Jésus l’aurait vraiment vécu : « Il n’y a jamais eu qu’un seul chrétien authentique », dit-il, « et il est mort sur une croix. »

Ainsi, le « sermon sur la montagne » semble se heurter à un triple barrage : un Jésus idéaliste au point de devenir irréaliste, un commandement auquel nous ne serions plus soumis, une morale de faibles..

Au risque de vous choquer, je crois que ces arguments ne sont que des arguties, destinées à justifier notre refus de suivre Jésus, lorsque son enseignement nous dérange.

D’abord, le prétendu idéalisme de Jésus.

L’Evangile le montre assez : Jésus est tout sauf un rêveur ou un utopiste.

Il sait parfaitement de quoi l’homme est capable.

Il connaît la violence humaine.

Il vient d’ailleurs la combattre frontalement, par des paroles, des prières, des signes.

Et il en mourra sur la croix.

Malgré cela, avec ce que nous sommes, malgré ce que nous sommes, il nous appelle à une autre façon de vivre.

Ne nous y trompons pas : Jésus ne nous demande pas d’être plus gentils ou plus moraux ; il nous appelle à la conversion, à la nouvelle naissance.

Il nous appelle à baisser les armes pour endosser les siennes.

C’est là, avec des commandements comme celui-ci, que l’Evangile est en rupture avec la logique habituelle.

Nous n’avons pas besoin de l’Evangile pour devenir des femmes et des hommes moraux, qui font consciencieusement leur travail et vivent en bonne intelligence avec les autres.

Il suffit pour cela d’une bonne éducation, de bonne volonté et de sens civique.

Jésus, lui, nous appelle à vivre à l’image de Dieu.

Il nous appelle à aimer comme Dieu nous aime, à pardonner comme Dieu nous pardonne, à servir et à refuser le pouvoir comme il le fera sur la croix, « à être parfaits comme le Père est parfait ».

Personne n’est obligé de le suivre sur ce chemin-là ; mais devenir son disciple consiste à essayer de le faire avancer, même si ce n’est pas raisonnable, même si ce n’est pas à la mode, même si nous n’y arrivons que très imparfaitement.

Le deuxième argument ne tient davantage la route.

Bien sûr, nous sommes sauvés par grâce et par la grâce seulement.

Cela signifie que l’amour de Dieu nous est donné, indépendamment de ce que nosu éralisons dans notre vie.

Nous sommes aimés quoi que nous fassions, quoi que nous soyons.

Ce n’est pas pour autant que l’enseignement de Jésus devient facultatif.

Nous sommes appelés à vivre selon l’Evangile, ici et maintenant.

Simplement, nous savons que nous n’y jouons pas notre salut.

Comme l’écrit Luther : « La grâce ne nous affranchit pas des oeuvres mais de l’opinion qu’on en a».

Refuser de répondre au mal par le mal, prier pour ceux qui nous persécutent, rechercher inlassablement la réconciliation, c’est ce que Jésus a vécu ; c’est ce qu’il nous appelle à vivre.

Ne nous trompons pas : cette éthique évangélique n’est en rien une morale de faibles ou de lâches. Il ne s’agit aucunement de prendre plaisir à être écrasé ni à laisser les plus forts régner sans partage.

Vivre selon le Sermon sur la montagne, c’est dire à mon agresseur : « Tu me blesses par ton attitude, par tes actes ou tes paroles; je ne me laisserai pas écraser; je ne laisserai pas davantage faire du mal à autrui; pour autant, je refuse de m’engager dans le cercle vicieux des vengeances ou des ruptures. Au contraire, je me crois capable et je te crois capable d’inventer d’autres relations. Et même si tu refuses de modifier ton comportement, je continuerai à prier pour moi et pour toi, jusqu’à ce qu’une fissure lumineuse apparaisse dans ton comportement ».

Pour conserver ce cap l’aide de Dieu est indispensable/

Seul le travail de Dieu en nous peut nous permettre, au moins par instants, de vivre dans la dynamique du sermon sur la montagne.

L’amour inconditionnel du Christ – y compris pour ses ennemis – en est le modèle mais également la condition.

Je peux aimer mes ennemis comme le Christ les a aimés.

Je peux aimer mes ennemis parce le Christ m’en donne la force.

Le Sermon sur la montagne ne se conjugue pas uniquement à l’impératif mais également à l’optatif.

Ce n’est pas seulement « je dois » mais également « je peux ».

Je terminerai par la question politique.

Le Sermon sur la montagne est-il applicable à un pays ?

Cette objection me semble la plus pertinente.

En effet, lorsque Jésus prononce le « sermon sur la montagne », il s’adresse à des individus et non à un pays. Il ne nous donne pas un projet de gouvernement mais un projet de vie pour des hommes et des femmes qui ont choisi d’être ses disciples.

Ainsi, il peut être légitime pour un Etat de garantir la sécurité de ses citoyens, par la diplomatie si possible, par la force des armes si nécessaire.

Je ne crois donc pas que la « non-résistance au méchant » évoquée par Jésus s’applique en tant que telle à un pays.

Elle invite seulement à explorer en amont toutes les solutions non-violentes, à tenter la médiation, à limiter le plus possible l’emploi des armes et à permettre en aval la réconciliation.

Il est des situations où il est possible d’aller plus loin.

Gandhi en Inde, ou, plus récemment, les peuples de l’Afrique de Sud nous ont montré la voie d’une résistance opiniâtre, alliée à une volonté permanente de réconciliation avec les envahisseurs ou les bourreaux.

Il est d’autres situations où il est inévitable de s’opposer, par la force, à ceux qui menacent des populations entières.

Il est temps de conclure.

Tendre l’autre joue, prier pour ses persécuteurs : ce chemin tracé par Jésus est escarpé.

Sans l’exemple du Christ et l’aide de Dieu, il devient même impraticable.

Et pourtant, le plus souvent, ce chemin est le seul réaliste car il conduit à la réconciliation.

Avec l’autre – ennemi qui peut devenir proche –

Avec Dieu.

Avec soi-même.

Alors, prenons le beau risque de l’emprunter.

Amen !