Faire fructifier ses « talents »

Texte biblique : Matthieu 25, 14-30

 

Durant ce pont de l’ascension, le rythme a ralenti. Dès lundi, nos occupations scolaires, professionnelles et familiales vont reprendre, avec cette même question du sens : quel est le fil conducteur de notre vie ? Avons-nous un cap ou sommes-nous plongés dans un tourbillon de sollicitations diverses, sans cohérence ? Pour poser la question autrement, comment orienter notre existence pour qu’elle touche à l’essentiel ?

La « parabole des talents » va nous aider à répondre.

Cette parabole a eu un grand impact dans la culture protestante.

Elle a souvent été comprise ainsi : nous avons des dons et des capacités.

Nous en sommes plus ou moins richement dotés et personne n’est responsable d’en avoir moins que d’autres, dans un domaine ou un autre.

Par contre, il nous appartient de les cultiver, par l’effort et le travail.

Cette exhortation à l’effort et au travail fait partie de notre tradition religieuse.

Selon Max Weber, elle est même à l’origine de l’essor industriel des pays protestants.

Et il est vrai que l’effort et le travail nous permettent de nous dépasser, et suscitent progrès et richesse autour de nous.

Tout cela est beau et bon … mais ce n’est pas vraiment ce que la parabole dit.

Car le « talent », dont il est ici question, n’est pas un don mais une unité de monnaie.

Le talent représente environ 30 à 80 kilos d’argent, soit 6000 deniers, la monnaie de l’époque, soit, si vous préférez, quinze années d’un salaire moyen… autour de 300.000 euros

« L’homme parti en voyage » a donc demandé à ses serviteurs de faire fructifier son argent pendant plusieurs années et cette pratique était usuelle à son époque.

 

Cette précision rend la parabole encore plus paradoxale.

« A celui qui a, on donnera davantage, à celui qui a peu, on lui retira le peu qu’il a » conclut Jésus.

Imaginez un homme politique annoncer cela, en période électorale !

Comment comprendre cette injustice apparente ?

 

Tout d’abord, rappelons ce qu’est une parabole.

Comme une fable, une parabole est une histoire inventée. Mais Jésus ne la raconte pas pour proposer une morale ou une maxime, du genre : « rien ne sert de courir, il faut partir à point ».

Il expose une situation, très proche de la réalité. Et, comme dans certains films fantastiques, il y insère des détails qui font dévier l’histoire et la rendent surprenante.

L’essentiel est là, dans ces décalages, dans ces surprises.

Or, cette parabole des talents contient trois surprises, au moins :

  • L’apparente désinvolture du maître qui confie des sommes considérables à des serviteurs qu’il connaît visiblement mal.

  • L’attitude du mauvais serviteur qui se contente d’enterrer l’argent sans le faire fructifier ni même le confier à des banquiers genevois.

  • 3ème surprise : la réaction du propriétaire et sa maxime : « A celui qui a, on donnera davantage et a celui qui a peu, on lui ôtera le peu qu’il a ».

Si le maître représente Dieu, alors cette conclusion est plus choquante encore.

Par ces trois surprises, qu’est-ce que Jésus veut nous faire comprendre ?

Il nous dit d’abord et surtout, qu’un trésor formidable nous a été confié.

A chacun de nous.

Ce trésor, c’est l’immense amour de Dieu pour tous les humains.

Amour inconditionnel.

Que signifie concrètement cet amour ?

Lorsque nous aimons profondément quelqu’un, nous l’acceptons comme il est et nous le croyons capable d’évoluer.

Prenons l’exemple de notre conjoint.

L’aimer, c’est l’aimer tout entier, y compris avec ses travers.

Corinne, ma femme, dit qu’elle aime même mon étourderie qui me fait, par exemple, mettre régulièrement deux chaussettes de deux couleurs différentes.

J’ai bien de la chance !

En même temps, aimer, c’est croire que celui que nous aimons peut grandir, élargir son horizon.

Et, nous le savons bien, le fait même de poser ce regard sur lui l’aidera à évoluer favorablement.

Voilà comment, dans le meilleur des cas, nous aimons.

A plus forte raison, Dieu nous aime ainsi.

Il nous aime avec nos limites, nos lacunes, nos petites défaillances voire nos grandes trahisons. Et parce que Dieu nous aime, il sait que nous sommes capables de nous dépasser, d’aller au-delà de nos habitudes, de ce qui nous conditionne.

Il nous sait capables d’aller au-delà de nous-mêmes et souvent, il nosu rend capables d’aller au-delà d enous-mêmes, en agissant spirituellement en nous.

Parce que nous sommes au bénéfice de cet amour, nous pouvons grandir, élargir notre horizon et mener une vie fructueuse, la plus proche de l’enseignement et de la vie de Jésus.

Donnons un exemple de cette nouvelle approche de la vie.

J’étais à Madagascar il y a quelques années.

Une Française y vivait depuis longtemps.

Elle nous racontait avoir été invitée à un repas avec d’autres Français travaillant dans ce pays.

Tous expliquaient pourquoi ils allaient quitter le pays et leurs motifs étaient sérieux et réels : un pays en ruine, l’instabilité, la corruption. Cette femme leur a répondu : « Je comprends vos raisons. Il est vrai que la situation est instable et peu propice aux affaires. Mais, pour moi, c’est un peu différent. Je suis chrétienne. Lorsque j’ai une décision importante à prendre, je me demande donc ce que le Christ aurait fait à ma place. La réponse est vite trouvée : je resterai ici pour aider ce pays à se développer ».

A sa façon, là où elle était et avec ce qu’elle était, cette femme faisait fructifier l’Evangile.

A vous de trouver comment vous pouvez vivre à l’image du Christ et faire fructifier ainsi le trésor qui vous a été confié.

Là où vous êtes. Avec ce que vous êtes.

Mais, nous le savons bien, il ne suffit pas de désirer vivre ainsi pour y parvenir.

Je peux, par la volonté, refuser la corruption ou être fidèle à mon conjoint. Mais la volonté est souvent inopérante pour pardonner, retrouver la sérénité, ou être intérieurement libre.

C’est le grand reproche que Freud faisait au christianisme : proposer des objectifs impossibles à atteindre et favoriser ainsi l’hypocrisie ou la culpabilité.

Il oubliait simplement un aspect essentiel de la bonne nouvelle : Dieu ne se contente pas de nous fixer des objectifs, il nous permet de les atteindre ; avec la barre, il fournit la perche !

Ainsi, Dieu nous donne les moyens d’aimer davantage, de pardonner davantage, de partager davantage.

Par la prière, par le détour des textes bibliques, par cet extraordinaire lieu d’apprentissage de l’amour qu’est une vie communautaire.

Ainsi, un trésor nous est confié et avec lui, les moyens de le faire fructifier.

Malheureusement, et c’est la surprise désagréable de la parabole, il arrive que nous n’en fassions rien. Nous enterrons ce trésor comme le mauvais serviteur enterre le talent.

Pourquoi ?

Lorsque le gérant infidèle est sommé de se justifier, il répond que son maître sanctionne sévèrement toute erreur et qu’il aurait été plus compétent que lui.

Ce que Jésus nous dit par là, c’est qu’il nous arrive de ne rien faire de l’Evangile, de ne rien faire de notre vie, parce que nous nous trompons sur Dieu.

Certains ont peur de son jugement et s’interdisent de prendre des risques.

D’autres estiment plus sage de laisser Dieu gérer le monde à leur place et s’en remettent à la providence ou au destin.

Enfin, une grande majorité ne font plus attention à ce trésor que Dieu leur a remis, négligent son amour et sa présence et réduisent la foi à quelques grands principes moraux.

Il n’est d’ailleurs nullement indispensable de croire en Dieu pour se perdre dans ces impasses.

Combien d’adultes, y compris parmi les non-croyants, s’interdisent tellement d’échouer qu’ils ne prennent plus d’initiatives : ils n’osent plus prendre des risques professionnellement et vivre enfin selon leur vocation. Ils n’osent plus prendre des risques affectivement et s’engager vis-à-vis de leur conjoint. Ce faisant, ils stérilisent leur vie…comme le gérant inefficace.

De même, combien d’adultes ont le sentiment que leur vie est écrite à l’avance et qu’ils ne peuvent plus en changer le cours. Ils trouvent leur justification en Dieu – Tout est écrit, Dieu l’a voulu, dans la génétique, dans la psychologie – « tout est joué à deux ans » nous assènent certains psychologues. Leur vie est sur des rails. Plus rien de neuf ne peut surgir.

Le trésor de l’Evangile est bien enterré et avec lui la promesse d’une nouvelle naissance.

Que faire pour éviter un semblable piège ?

Régulièrement, nous avons besoin de faire le point sur notre vie.

Quelques questions peuvent nous y aider :

  • Dans les différents domaines de mon existence – mon couple, ma famille, mon travail, mes loisirs, ma vie d’Eglise – qu’est-ce qui augmente mon amour pour Dieu ? Qu’est-ce qui augmente mon amour pour ceux qui m’entourent. Et qu’est-ce qui y fait obstacle ?

  • Qu’est-ce que je dois alors réorienter : mon travail qui n’a plus rien à avoir avec l’essentiel à mes yeux ? Ma façon de vivre en couple ? Les relations avec mes enfants ? Le temps que je consacre à Dieu ?

  • Pour cela, qu’est-ce qui me détourne de l’essentiel et que je dois trier, mettre de côté ?

Ainsi, nous éviterons d’enterrer ce trésor, de passer à côté de l’essentiel, de passer à côté de la vie. C’est d’autant plus important que Jésus nous met en garde : « A celui qui a, il sera dans la surabondance, mais à celui qui a peu, même cela lui sera retiré ».

Je terminerai par là.

Jésus sait que l’Evangile est un trésor, il sait que celui qui lui fera confiance mènera une vie incomparablement plus libre et lumineuse que celui qui se contentait de rites, de règles, et de valeurs morales.

Il sait aussi que celui qui passera à côté de cette bonne nouvelle ne disposera plus du secours des traditions, des prescriptions alimentaires, des obligations religieuses.

Il ne disposera plus de l’armature des 613 lois et commandements de l’Ancien Testament, il n’aura pas davantage l’armature des règles du Coran.

Ainsi, « A celui qui a peu de foi, on lui retira même ce qu’il a », à savoir le secours des traditions, des rites et des valeurs confondues avec la foi.

Mais à celui qui fait fructifier ce trésor, qui vit l’Evangile, qui aime, ose, pardonne, recommence, se réjouit de la présence de Dieu, alors, sa vie sera surabondante.

Puissions-nous être de ceux qui connaissent ce trésor, l’aiment et le font fructifier.

Amen !

Vincent Nême-Peyron