Dimanche 8 mai 2016 : lorsque la souffrance nous meurtrit

Textes bibliques : extraits du livre de Job

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La souffrance et le mal sont toujours en excès pour ceux qui les éprouvent.

Et il est vrai que certaines personnes sont particulièrement atteintes par les épreuves, les séparations, les événements douloureux ou une souffrance d’être.

Quoi qu’en dise la sagesse populaire, les peines et les joies ne sont pas également réparties.

L’histoire de Job l’illustre bien.

Ce patriarche est initialement favorisé par la vie, avec ses sept fils et ses trois filles, sa prospérité matérielle insolente, sa foi robuste…

Il possède tout : la richesse, une famille, les amis, la confiance en Dieu et, probablement la conviction qu’il mérite d’être un privilégié de l’existence et que, si les autres agissaient comme lui, ils seraient pareillement récompensés.

En trois temps, Job va perdre tout ce qui lui est cher : ses biens s’envolent en fumée, ses proches décèdent, puis son corps le fait souffrir intensément.

Devant un pareil cataclysme, comment retrouver un accès à la vie ?

Le livre de Job va nous faire cheminer avec le patriarche, au gré des différentes étapes de sa reconstruction.

La 1ère étape est celle des amis.

Les amis de Job ont pourtant une mauvaise réputation dans les traditions juives et chrétiennes.

D’ailleurs, à la fin du livre, Dieu lui-même leur donne tort.

Mais, dans un premier temps, les trois amis sont là, auprès de Job.

Ils sont venus de loin, pour aller le voir.

Ils se sont concertés pour mieux l’entourer.

Puis, pendant sept jours et sept nuits, ils l’écoutent déverser sa plainte, sans argumenter, sans même chercher à le consoler : « Aucun ne disait mot car ils avaient vu combien grande était sa douleur » raconte le texte.

Les amis restent là, silencieux, présents, attentifs.

Ils ne tombent pas dans les pièges de la consolation facile ou de la comparaison avec d’autres situations : « tiens, il est arrivé la même chose à la sœur de mon ami ».

Ils restent concentrés sur Job et sa peine.

Bienheureux celui qui, comme Job, a la chance d’avoir de pareils amis !

2ème étape : le bouleversement des certitudes

Job a affronté sa terrible épreuve avec courage et foi.

Dans un premier temps, il affirme : « Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté : que le nom de l’Eternel soit béni ! ».

Mais arrive le moment où l’épreuve est trop lourde, et surtout, où elle ne peut plus entrer dans le cadre mental de Job.

Ce cadre, c’est une conception de l’existence selon laquelle celui qui agit bien, qui est à peu près moral et rationnel, mènera une vie raisonnablement heureuse, avec un équilibre global entre les épreuves et les bonnes surprises.

Ce cadre était solidement ancré en lui, comme il l’est en nous.

Nous tenons à ce cadre car il nous rassure.

Nous y tenons même tellement que nous le défendons ardemment.

Parfois, pour le consolider, nous invoquons une pseudo sagesse : « Dans la vie, il y a des moments heureux et d’autres plus difficiles ».

Certains affirment même que toutes nos souffrances ont une vertu ; elles seraient utiles car elles nous recentreraient, nous obligeraient à trier entre l’accessoire et l’essentiel. 

Un écrivain compare la souffrance à une « fosse de décantation ».

Et nous connaissons les vers de Musset : « L’homme est un apprenti, la souffrance est son maître, et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert ».

Enfin, pour certains croyants, Dieu est l’auteur des épreuves qui les blessent. Par elles, il les avertit, il les punit par des épreuves ou il les préserve d’un mal plus grand encore.

Job adhérait probablement à ces discours.

Mais, même en ce cas, les drames qu’il subit sont disproportionnés.

Comment croire qu’ils lui soient utiles ?

Comment croire que Dieu soit à l’origine de la mort de ses enfants ?

Sa souffrance est en excès !

Job se sentait protégé par un cadre.

Pour reprendre l’expression de l’Adversaire, il était « dans l’enclos » ; désormais, les barrières de l’enclos sont pulvérisées par ce qu’il subit.

Que peut-il en conclure ?

Qu’il y a aussi de l’absurde et du hasard dans l’existence ?

Qu’il survient parfois des malheurs sans raison, sans coupable, sans responsabilité ?

Que les bonheurs et les épreuves de la vie sont inégalement répartis et parfaitement imprévisibles?

Seulement, s’il en tire ces conclusions, Job sort du cadre sécurisant, d’un contrat imaginaire établi avec Dieu ou avec la Vie.

Deux sentiments émergent alors avec une violence insoupçonnée.

Le premier est la plainte : « Si c’est cela l’existence, pourquoi vivre ? » ou, pour reprendre les mots plus crus encore de Job : « Périsse le jour où je suis né »

Le second est la colère : Quoi que j’ai pu faire, je n’ai pas mérité cela. Alors, pourquoi est-ce que cela m’arrive ? Pourquoi est-ce que je subis tout cela ? Qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu ?

Après l’étape de l’écoute amicale, après celle de la remise en cause d’un contrat imaginaire avec Dieu, Job en arrive donc à l’étape de la colère.

Job ressent une immense colère contre Dieu, une immense colère contre la vie, une immense colère contre ce cadre protecteur qui s’est avéré illusoire.

Et l’essentiel du livre de Job est consacré à l’expression de cette colère et aux réponses décalées des amis qui se sentent menacés par sa remise en cause.

Car les amis de Job ont aussi besoin de croire en une Justice du ciel, qui récompense les gentils, punit les méchants et accorde à l’essentiel des humains une vie à peu près tranquille.

Dans l’une de ses pièces de théâtre, « le procès de Shamgorod », l’écrivain Elie Wiesel imagine la vie d’une communauté juive d’Europe centrale, au 17ème siècle.

Après un pogrom, les survivants décident de faire un procès à Dieu, incapable de défendre son peuple.

Dans un premier temps, le procès ne peut se tenir car ils ne trouvent pas d’avocat. Finalement, un voyageur anonyme accepte de défendre Dieu mais demande à rester masqué tout au long du procès.

Il réussit à convaincre le jury que Dieu est juste, que tout ce qui leur arrive a été voulu par lui et est la conséquence de leurs péchés.

Il les invite donc à taire leur colère et à se repentir.

Après délibération, Dieu est acquitté.

L’avocat retire son masque et le tribunal s’épouvante en découvrant son vrai visage : c’est celui du diable.

Elie Wiesel est fidèle au message prophétique, fondée sur l’alliance entre Dieu et son peuple.

L’Eternel peut se mettre en colère contre son peuple lorsque ce dernier trahit ses engagements, à commencer par la justice et le respect des plus fragiles.

Réciproquement, le peuple peut également crier à Dieu sa colère et son incompréhension. C’est le principe même de l’alliance.

Dans la pièce, le diable entend censurer cette révolte, car il espère ainsi ajouter la culpabilité à la souffrance et briser les liens de confiance entre Dieu et son peuple.

Le message de Job sort de ce cadre traditionnel de l’alliance.

Il ne s’agit plus seulement de rappeler à Dieu ses engagements mais de franchir une étape supplémentaire : sans attendre en échange une protection, sans sécurité imaginaire, vivre, aimer, croire en Dieu, intensément.

C’est la 4ème étape.

Oui, la vie est infiniment fragile et, malgré les formidables progrès de la médecine, rien ne nous garantit une existence de 90 ou même de 60 ans. Raison de plus pour aimer, croire, travailler, s’impliquer, partager, se réjouir, sans attendre.

Oui, ceux que nous aimons peuvent nous être retirés avant le terme que nous nous étions mentalement fixés. Raison de plus pour leur dire notre affection sans tarder et vivre, ensemble, de beaux projets.

Oui, agir droitement, partager ses ressources ou lutter pour la liberté ne garantit en rien une vie plus heureuse. Raison de plus pour agir résolument pour un monde plus humain.

Oui, il n’y a pas de justice divine, il n’y a pas de récompense céleste, croire en Dieu n’offre aucune garantie. Raison de plus pour l’écouter, suivre sa volonté, l’aimer, sans attendre une protection en échange.

C’est la formidable découverte de Job qui, après avoir réglé son compte à la divinité garante du contrat, découvre une autre conception de la vie et un autre visage de Dieu.

Quelques siècles plus tard, par son enseignement et, plus encore, par sa mort sur la croix, le Christ incarnera cet autre visage.

Il dénouera le lien entre faute et souffrance, entre mérite et vie heureuse.

Par lui, le dieu du contrat et de la rétribution fera place au Dieu qui accompagne celui qui souffre, redresse, réveille, appelle au courage d’être et à l’urgence de vivre.

Aujourd’hui encore, la représentation du dieu protecteur peut conduire, comme Job, à la révolte, à la dépression ou à l’athéisme, lorsqu’elle se confronte à la vie réelle, surtout lorsque cette vie devient soudainement douloureuse.

Elle peut aussi s’effacer et permettre une autre relation avec Dieu, plus en accord avec ce que Job découvre et que le Christ vit.

Dans une semaine, nous fêterons la Pentecôte et le don de l’Esprit, cet Esprit qui nous transforme intérieurement.

Puissions-nous le recevoir en abondance, et, renouvelés par lui, cheminer spirituellement par-delà nos épreuves, renoncer à toute protection magique, vivre pleinement, découvrir le Dieu révélé par Christ et dire, avec Job : « Je contemplerai Dieu. Mon oreille avait entendu parler de toi, maintenant mon œil t’a vu ».